Un lit pour la nuit en Ariège
(traduit par Constance de Mauvaisin)
Je me suis mis à la marche. J’avais imaginé un temps où je cheminerais réellement avec un sac et un bâton comme le font certains Hindous de mon âge. Une version plus légère me convenait mieux, attacher autour de mes mollets les guêtres bleu foncé jamais utilisées que j’avais depuis si longtemps, elles portent en elles quelque-chose de l’association Turgeniev et de la chasse aux canards. J’ai trouvé un bottier basque à qui j’ai acheté une solide paire de chaussures de marche appelée Ayous.
Notre maison est près de Pamiers, et quelque part plus haut dans les montagnes à l’horizon, on devine les nuits blanches du paradis consumériste andorran et l’histoire sombre de la marche vers l’Espagne. Plus que jamais prêt pour aller de l’avant, engagé à travailler avec un lithographe mes croquis faits en chemin. L’objet ? explorer à pied par étapes faciles une route vers le sud. Jusqu’à la semaine dernière, ma femme venait me chercher chaque jour en fin d’après-midi, maintenant c’est — à demain à Lavelanet* — donc je devais trouver un endroit où dormir.
Il est facile de faire vibrer le coeur d’un étymologiste amateur. Je voulais croire que Lavelanet dérivait de laver la laine* mais je fus enchanté d’apprendre qu’en fait il vient de noisettes, un des premiers hallucinogènes. La fortune perdue de Lavelanet venait en effet de l’industrie textile, tout comme dans ces petites villes de la vallée de l’ouest du Yorkshire, où la mort de l’industrie a laissé place à d’autres initiatives pour relancer la vie des centres-villes. Les choses ne vont pas si vite en France, la paperasse administrative prend du temps, mais Lavelanet a bien démarré avec son cinéma Art et Essai dont l’énergique directeur fait venir des réalisateurs pour discuter avec le public.
J’ai trouvé une chambre d’hôtes*. Il ne serait pas correct envers mon hôte de révéler son identité. Il a fait de son mieux pour me dissuader de venir prétextant qu’il devait refaire la cuisine à ce moment-là. J’ai insisté en disant que je pouvais manger dans un désordre total*. Quelques jours plus tard, il m’annonça le mauvais temps dans l’espoir de me décourager. J’ai regardé le même canard local que lui et j’ai vu le joyeux soleil caché par un nuage gris et des lignes noires obliques. Bon, j’avais suffisamment insisté. D’accord, on remet ça à la semaine prochaine.
J’étais nouveau dans ce pays: houles de forêts, parcelles défrichées, hameaux. J’étais l’intrus, l’homme de passage. En sortant de l’un de ces hameaux à mi-chemin de mon parcours du jour, j’entendis l’aboiement d’un chien, le cri d’un homme, quelqu’un qui frappait du métal, puis une brise fraîche s’est levée: un hululement électronique ? un oiseau ? Un cheval hennit et passa deux fois en m’ignorant. Une série de sons sortis du silence qui devaient tout me dire. Information. Il y avait un avis expliquant quoi faire si vous rencontriez un Patou le grand chien protecteur de moutons genre publicité Dulux. Vous devez passer l’air de rien et ne pas le regarder dans les yeux. J’essayais de me rappeler ce que j’avais lu sur la manière d’attraper leurs pattes de devant et les écarteler.
Je déambulais entre trois tribus: les gens qui colonisent la campagne avec les valeurs des nouvelles banlieues et se voient comme de bons patriotes bien-pensants, les nombreuses couches de nouveaux venus — des mamies hippies aux cheveux en bataille aux technophiles branchés jouant au fermier -, et la tribu ou clan des temps anciens, des temps immémoriaux : les autochtones, comme celui qui me surprendra plus tard en train de pique-niquer. Il avait un pick-up flambant neuf avec deux débroussailleuses* à l’arrière. Son œil n’était pas inamical bien qu’il ressemblât à celui d’une poule, primitif et rusé. Il était petit et âgé, installé dans le luxueux siège molletonné. Elfes, indigènes aux furtives apparitions. Nous avons parlé gentiment à savoir si c’était un jour de chasse et quel chemin je devais prendre. Je crois que cela l’a amusé de rencontrer ce vagabond qui ne parlait que le français formel.
Mon hôte m’avait dit que sa maison était facile à trouver : numéro huit près du cimetière. Je déboulai de l’ombre des collines couvertes de chênes et de frênes à tronc mince sur une route secondaire et traversai la prairie qui longeait la rivière en portant stoïquement mon sac-à-dos. Je passai devant des serres* en plastique étincelantes et de grosses traces de boue. Je pouvais entendre l’eau. Au nord derrière les collines que je venais de traverser coule le Douctouyre, dont la source près du refuge « Le Coulobre » était sur ma liste de destinations. Au sud-ouest les collines sont bordées par la rivière Le Crieu. (En France on distingue le fleuve* qui se jette dans la mer et la rivière* qui est un bras de fleuve.) Douctouyre est composé d’ancien français et d’occitan. Les deux mots signifient canal. Un peu plus à l’est court une autre rivière appelée simplement Touyre.
Je traversai le pont. Il y avait un parking municipal miniature : trois places plus une pour handicapés, un sacré rude chemin qui montait raide vers l’église et, naturellement, juste derrière se trouvait le mur du cimetière avec ses nobles cyprès. Je me débarrassai de mon sac et m’assis sur un banc. Le mur longeait le bord d’un escarpement, bloc géologique à l’intersection du Douctouyre et du Sautel. Au plus haut point de la colline, les maisons regroupées autour de l’église. Autrefois, me dit-on, quand les cours d’eau servaient de frontières, c’était la place où, en vertu d’un vœu pieux de bonne conduite, trois tribus pouvaient se rencontrer pour régler leurs différends. Comment pourrait-on faire cela aujourd’hui ?
Je me levai et me dirigeai vers le cimetière. En bas, la départementale 1 fredonnait et vibrait tandis que les gens tout juste sortis du confinement reprenaient leur vie d’abeilles actives. Engagées. Le numéro huit était la seconde — non, attendez, il y en avait deux en une — la troisième maison. A travers la vitre dépolie couleur ambre je le vis bondir en zigzaguant et ouvrir la porte. Il regarda ma tenue. J’avais sur la tête un joyeux sombrero chinois multicolore trouvé à Emmaüs et mon T-shirt « courage espoir gratitude* » signé de ma main.
Il était large et jeune en tenue de sport. Immédiatement, à peine mon sac jeté à l’intérieur il m’offrit une bière. « Plus tard » répondis-je, « après une douche ». Il semblait ne pas entendre, il me proposa de l’eau. Je sentis que je devais accepter, alors il demanda « plate ou pétillante ? ». Nous n’avons pas d’eau pétillante à la maison mais comme je ne voulais pas être grossier j’ai dit « ça m’est égal », ce qui était bien sûr la pire des réponses à faire. Il apporta deux bouteilles en plastique. J’étais assis à la table. La pièce était lugubre, les volets à moitié fermés et les boiseries mal proportionnées étaient recouvertes de cette terrible peinture marron qui passait pour reposante à la génération précédente, et qui (d’une teinte plus claire) recouvrait tous les murs. Je connaissais ces maisons avec leurs pièces de devant de taille moyenne suivies de petites pièces en enfilade avec de petits escaliers allant dans tous les sens.
« … voulez-vous ? »
L’homme indiquait une suite de trois pièces humides et sombres tapies contre le mur du fond,
« … non, je suis bien là mais j’aimerais prendre une douche et me reposer avant de manger… »
Je regardai autour de moi, il n’y avait rien qui flattait l’oeil, désordre du célibataire défraîchi. Il y avait de la tension dans l’air, il était mal à l’aise, en fait ce n’était pas du tout une chambre d’hôtes mais juste une idée folle qui n’avait jamais vraiment marché et là j’étais en train de souligner cette dure réalité.
Mon hôte s’était à moitié caché derrière une cloison de séparation, se balançant d’avant en arrière. Derrière lui, je voyais des micro-ondes empilés. Vous seriez étonné du nombre de maisons françaises qui n’ont pas de cuisine. Il sortit de la cloison et cogna du pied l’unique tableau de la pièce, un tirage populaire encadré de L’Atlantique, le paquebot de luxe qui a battu tous les records dans les années trente. S’il avait eu meilleur goût, on aurait vu l’affiche de l’hôtel de Cerbère qui ressemble à un paquebot. Lors du festival décontracté de cinéma qui s’y déroule, tard dans la nuit, en plein air au son du fracas (léger) des vagues j’avais vu le documentaire espagnol Donkeyote, l’histoire d’un homme et son âne. M’en serais-je mieux sorti avec une bête ?
Je pris les devants et demandai à voir ma chambre. Elle était lumineuse, rafraîchissante et sobre, je fis les compliments d’usage. Il était occupé autour d’une grande armoire de type linge de famille. Il expliqua que c’était ses vêtements et que la porte appuyée sur le mur attendait d’être posée. J’acquiesçai sagement de la tête tandis qu’une partie de moi pas trop sûre de mon français se demandait s’il avait bien dit qu’il logeait à côté et passerait par là pour s’habiller. Des amis m’avaient prévenu, ça pouvait être un piège. Mais j’avais pensé que je serais en sécurité. Je compris que mon escalier n’était pas le sien, chaque partie de l’ancienne maison avait le sien propre, ce qui lui avait sans doute donné l’idée de tenter les chambres d’hôtes.
Il était du genre Anthony Perkins, nerveux, anxieux. J’essayais de ne pas trop le regarder. Sa page web disait qu’il pratiquait le reiki. Cela me rappelait vaguement quelque chose, n’était-ce pas Chloé et son voyage astral ? Une espèce de structure de vente pyramidale ? Il avait quitté Paris depuis trois ans. Pourquoi ? Ce n’était pas très clair — il était resté un moment avec ses parents à la Rochelle, il y avait aussi une fille à Paris qu’il avait quittée. Puis il passa un an (un an !) dans une chambre d’hôtes à la campagne avant que l’argent de famille ne tombe joliment en cascade comme cela se passe dans le système français et il choisit cet horrible trou pour acheter une maison.
J’ai pris une douche, fait une sieste et suis descendu chercher cette bière qu’il m’avait proposée. Quand elle arriva je m’assis sur un de ces deux cubes en mousse recouverts de caoutchouc près du canapé. Pas trop inconfortable. Il me demanda si ça me dérangeait qu’il fume. Alors il s’est passé une chose curieuse qui m’a donné à réfléchir. Il m’avait demandé si j’aimais l’Ariège et j’ai fait mon discours habituel sur le fait que pour moi toutes les campagnes étaient plus ou moins les mêmes, les chemins de campagne et les gens, que ce soit en Ariège, dans les Corbières ou dans un coin de Norfolk. Il ne s’attendait pas à ça car il a répondu aussitôt :
« … oui, moi aussi je suis tombé amoureux de l’Ariège instantanément… »
Une certaine disjonction était en cours. J’ai dit :
« … pourrais-je avoir une autre bière ? »
« … non, désolé, il n’y en a plus… »
« …??… »
ça me revenait maintenant, il avait dit qu’il n’aimait pas le vin, il n’y aurait pas de vin à table — clairement une option que j’aurais dû préciser au préalable. Il dit qu’en fait il n’aimait pas l’alcool. Je me grattais la tête,
« …vous avez dit que vous aviez une voisine anglaise*, je crois … je suis sûre qu’elle a de quoi boire, vous pourriez peut-être lui emprunter une bouteille de vin… »
Il a bavardé un long moment sur elle, m’a montré le jardin en terrasse qu’elle avait réussi à faire sur un petit terrain que le fermier d’en dessous avait dû lui céder à contre-coeur, conformément à la loi. Sur le mur se trouvait le chat de mon hôte, triste, dit-il, parce qu’il ne pouvait pas attraper les oiseaux qui passaient,
« … mais était-ce différent à Paris ? »
« … oui ils se posaient plus souvent… »
Nous étions dehors parce que même s’il fumait il ne pouvait supporter l’odeur de mon cigare. J’ai découvert qu’il était à court d’argent parce qu’ici ce n’était pas aussi facile qu’à Paris de trouver du travail en intérim.
« … tu sais ici, ils chapeautent tout… »
Il parlait du copinage socialiste encore fort qui contrôle toute entreprise ariégeoise dont les fonds viennent des deniers publics.
J’étais content d’être dehors, regardant l’énorme colline que j’étais censé gravir le lendemain. Derrière un patchwork de bungalows déglingués des années soixante-dix le brouhaha de la départementale 1 était étonnamment fort. Je pensai à la voisine et me demandai si elle allait venir avec la marchandise. Je rentrai et le regardai faire la cuisine. Légumes râpés et steak, dit-il avec un sourire. Je dis que j’aurais besoin
« … d’un peu de pâtes quand même… »
Les pâtes sont arrivées, sorties du micro-onde presque prêtes à remuer leurs ailes de papillon mais à peine tièdes
« … si c’est une question d’argent pour le vin, je peux payer… »
Il est sorti et est revenu cinq minutes après avec une bouteille de bière, un petite bouteille.
« … tu vois, j’ai réussi… »
Peut-être ma soif était excessive et n’avais-je pas une marche à faire le lendemain ? Je liquidai la seconde bière et me mis à manger. Le steak était bon. Après un bavardage sans intérêt je rentrai. J’avais écouté son histoire et partagé un peu la mienne et il n’y avait rien de plus à faire. Mais pendant cette nuit difficile un épouvantable rêve m’envahit où j’étais capturé et renvoyé à mes trente ans et je devais encore une fois me battre contre tout un imbroglio — comme lui aujourd’hui. Un gouffre d’horreurs s’est ouvert, le lit s’est mis à tourner, je devrais rester ici dans cette maison et reprendre les fils de la vie d’un autre — est-ce qu’Hollywood n’avait pas déjà fait ça quelquefois ? Mais la nuit passa, comme toujours, le trafic est revenu et la lumière du jour, je dépliai la carte sur le grand lit et trouvai mon chemin pour Lavelanet. Il devait être moins de sept heures quand mon corps me dit qu’il était temps de bouger et je descendis. Je trouvai une machine à café de bureau et le café et les filtres en papier brun. Il y avait du pain, un bon pain de mie et la moitié d’un fromage de chèvre dans le frigo. Quand le café fut prêt je l’apportai sur la table. Sur la table il y avait un set de table en plastique vert pâle en forme de poisson avec une marque brune de brûlure. Pour la énième fois, je me demandai qui dessine ces choses et qu’y a-t-il en nous qui nous fait aimer cette représentation enfantine d’objets naturels ? Je posai le café chaud sur la marque de brûlure des poissons. Il y avait une feuille de papier avec des écritures et son iphone à l’endroit où je voulais manger. Je les poussai de côté.
Ce poisson, pauvre mystico-animisme contemporain, m’interrogeait. La conférence d’un ami philosophe m’avait poussé à réfléchir un peu sur « nature et homme », ce à quoi je m’appliquais de mon mieux. Le café chauffait,
« …c’est dans la nature de l’homme d’être artificiel. L’homme
est la première invention artificielle de la nature. L’homme est
l’outil avec lequel la nature peut s’inventer* de façon plus amusante
que par elle-même. La nature dirait, est en train* de dire :
Lâchez-moi des Tchernobyls et regardez-moi juste jouer… »
J’essayais un enchaînement : nature > langage > fiction > artifice. La capacité de parler implique l’aptitude à mentir… Là, je coinçai, mes yeux tombèrent sur le papier que j’avais poussé de côté, je lis — graines… indica Barcelona… commandes — J’ai tout lu. Mon hôte était en train de monter un plan. C’était donc ça, l’éclat sans espoir dans ses yeux, le refus d’alcool, les références vagues à des ennuis : il pensait commencer la culture de cannabis. Et pourquoi pas, dîtes-vous ? Pourquoi ne pas donner une pause à des gangs de flics corrompus, compromis et en faire une affaire de fiscalité interne. Ne s’arrangent-ils pas au Canada ? Je déchirai un morceau de son plan d’action, j’écrivis — prends garde à toi* — je glissai un billet de cinquante sous le pot et d’un seul coup j’étais dehors le casse-croûte à la main.
les mots en italique avec un * sont en français dans le texte